Pauline et Victor
L’objet du mois de septembre diffère des articles des mois précédents. Il ne s’agit point comme nous en avons l’habitude d’écrire, de présenter, d’attirer l’attention sur un objet en quelques lignes, mais d’une étude approfondie sur une pièce unique réalisée par un artiste majeur de la faïencerie.
Cet article a été rédigé par Jérôme Dhuy que nous remercions.
Pauline et Victor
Ou
De la relation à la création
La pièce qui nous intéresse est un très imposant cache pot circulaire de 42cm de haut et 47cm de diamètre à l’endroit le plus ventru qui se situe à un quart de la base. Cet objet en grès émaillé de couleur brun-vert comporte un décor de chardons à fleurs bleues. Il comporte également deux médaillons l’un à l’opposé de l’autre. Un blason ‘’D’or à la bande de gueule chargée de trois alérions d’argent’’ surmonté d’une couronne murale contrebalance un portrait de Jeanne d’Arc associé à l’inscription ‘’La bonne lorraine’’. A la base du cache pot on peut lire : ‘’ Souvenir de Sarreguemines à Mlle Pauline de Geiger V.Kremer 1899 ’’. A l’énoncé de cette description, il serait tout à fait légitime de considérer que Victor Kremer a créé ce cache pot pour une certaine Pauline de Geiger avec comme sujet central la Lorraine. En effet, nous retrouvons sur cette pièce trois symboles de cette région que sont, son blason, le chardon ainsi que Jeanne d’Arc. Cette interprétation aussi cohérente et séduisante qu’elle soit me semble trop simple pour ne pas dire simpliste et je me propose de vous soumettre une autre ‘’lecture’’ de cette pièce majeure de Victor Kremer.
Pour cela, il faut se rappeler que Victor Kremer est à cette époque un artiste qui a été largement influencé par le mouvement ‘’art and kraft’’ lorsqu’il travaillait en Angleterre à Leeds pour la faïencerie ‘’Burmantofts’’. Par la suite, certaines de ses œuvres créées à la faïencerie de Sarreguemines montrent qu’il a été adepte du ‘’Symbolisme’’ puis qu’il a souscrit à partir de la toute fin du XIXe siècle au ‘’Surréalisme’’. C’est avec tout cette culture artistique tournée vers la création d’œuvres uniques qui permettent à l’artiste d’exprimer ses ressentis à travers d’éléments symboliques codifiés ou détournés que Victor Kremer va concevoir et réaliser ce cache pot. (Cahier d’étude et de recherche, vol. n°3, p. 76-83, 2011)
Le blason présent sur le cache pot n’est assurément pas le symbole de la région Lorraine mais celui d’une ville car il comporte une couronne murale à trois tours symbole d’une ville.
Au cours du XIVe siècle, la bannière de la châtellenie de Sarreguemines porte les armes simples de Lorraine, c’est-à-dire : ‘’ D’or à la bande de gueules chargée de trois alérions d’argent ». Cet emblème est très ancien puisqu’il apparaît déjà en 1183 sur le sceau de Simon II, duc de Lorraine. Il figurera dès lors sur tous les sceaux et armoiries des ducs de Lorraine jusqu’au rattachement définitif du duché à la France en 1766. L’origine de ces armoiries serait légendaire. En effet, à la fin du Moyen Âge, la croyance était que les ducs de Lorraine descendaient du célèbre Godefroy de Bouillon. Celui-ci aurait tué lors de la prise de Jérusalem par les croisés en 1099 trois oiseaux d’une seule flèche. Cet événement extraordinaire devait être le signe que Godefroy deviendrait le roi de cette ville. En mémoire de cet événement, il aurait alors ajouté ces oiseaux, appelés alérions, sur la bande rouge de son écu. (http://www.lorraine.eu).
Sur les planches qui montrent l’entrée de Henri II dans Sarreguemines en 1610, le représentant de la ville porte les armes particulières actuelles de Sarreguemines : ‘’Parti d’or, à la croix de Lorraine de gueules et de gueules à l’alérion d’argent’’, soit à gauche une croix rouge à deux croisillons sur fond jaune et à droite un alérion sur fond rouge. La croix apparaît sur le blason du roi René d’Anjou, duc de Lorraine de 1431 à 1456 et servit d’emblème de résistance sous René II (1473 – 1508) contre les Bourguignons et sous Antoine le Bon (1508 – 1537) contre les Rustauds. La croix fût-elle accordée à Sarreguemines pour sa participation, à la défense de la liberté de la Lorraine en 1476 contre les alliés de Charles le Téméraire, à la répression de la révolte des paysans d’Alsace et de Lorraine en 1525 ou parce que la ville possède une chapelle de la Sainte-Croix depuis 1503 ?
En 1707, le duc Léopold impose à sa prévôté de Sarreguemines l’écusson originel aux trois alérions. En 1853, le préfet de Moselle publie que les armes de Sarreguemines sont les mêmes que celles de Lorraine, qu’elles sont portées sur l’uniforme des collégiens, les frontons des Bâtiments municipaux, les bannières des sociétés de la ville ainsi que sur la porcelaine et les faïences d’U. et Cie.
Dès le milieu du XIXe siècle les tractations pour revenir aux armoiries actuelles sont initiées, mais ce n’est que le 8 juin 1909 que le maire Zoepfel demanda au préfet le rétablissement des armoiries de 1610. Le 31 mars 1913, après que le professeur K. Eyth de Karlsruhe eut redessiné le blason suivant les règles de l’héraldique Allemande, l’empereur Guillaume II accorda ces armoiries à la ville de Sarreguemines. Malgré les velléités des autorités allemandes de supprimer la croix de Lorraine et de rendre à l’alérion des serres et un bec, en 1941, il n’en fut rien car le sujet n’était pas ‘’kriegswichtig’’. (Armorial des communes du département de la Moselle, tome I, 1950, p. 41-43)
En 1899, les armoiries de la ville de Sarreguemines sont donc ‘’D’or à la bande de gueules chargée de trois alérions d’argent’’ surmontées d’une couronne murale. Elles correspondent au blason présent sur les marques de la faïencerie apposées sur des pièces en faïence et en porcelaine entre environ 1855 et 1942 et correspondent au blason présent sur le cache pot. Il est donc clair que Victor Kremer fait, par la présence de ce décor, référence à la ville de Sarreguemines et/ou à la faïencerie et/ou à des événements qui se sont déroulés dans ces lieux.
Le décor de chardons qui ornent le cache pot ne fait certainement pas référence à l’Écosse même si cette fleur en est un des symboles. En effet aucun lien particulier ne peut être identifié entre ce pays et Pauline De Geiger et/ou Victor Kremer.
Ces fleurs peuvent par contre symboliser la Lorraine car c’est la région dans laquelle ces personnages vivent car tous deux habitent à cette époque Sarreguemines. Elles peuvent faire référence à la devise de la Lorraine : « qui s’y frotte s’y pique! », qui est bien énigmatique.
Ces fleurs qui vont être de toute évidence offertes par Victor Kremer à Pauline de Geiger peuvent peut être renfermer un message codifié par le langage des fleurs ! L’origine du langage des fleurs date de l’Antiquité et est répandu partout dans le monde. Autrefois, les fleurs étaient le meilleur moyen de faire passer un message. Au XVIème siècle, les dames faisant parti de la noblesse portaient toutes des fleurs à leur corsage pour leur qualités odorantes mais surtout pour passer des messages qui différaient considérablement selon la fleur choisie. Mais il n’y a pas que la fleur elle-même qui importe, son degré de maturité ainsi que sa couleur et l’intensité de la couleur sont aussi primordiales. Une fleur en bouton indique une certaine réserve alors qu’une fleur en pleine maturité signifie l’engagement. La couleur blanche représente la pureté et l’élégance alors que le rouge est synonyme de passion. Si la personne qui offre des fleurs fait passer un message il en est de-même pour celle qui les reçoit. Si cette dernière prend le bouquet de la main droite elle consent au message donné, si c’est avec la main gauche c’est un refus qu’elle signifie. Le langage des fleurs était donc très important à cette époque car il permettait d’exprimer ses sentiments de façon très raffinée, chaque fleur livrant un message particulier que la personne qui la recevait décidait de comprendre ou non. http://www.savoirvivre.fr
Les chardons représentés sur ce cache pot sont imposants, épanouis et d’un bleu intense. Dans le langage des fleurs ils pourraient porter avec force le message suivant : ‘’vos goûts sont austères, je ne partage pas vos choix, vous me faites de la peine !’’. Si Victor Kremer à bien utilisé le langage des fleurs pour ce cadeau offert à Pauline de Geiger c’est en substance ce qu’il a voulu lui dire.
Ce cache pot comporte également dans un médaillon circulaire un portrait de Jeanne d’Arc en armure, la tête entourée d’une couronne de lauriers et portant l’inscription suivante, ‘’ La bonne Lorraine ‘’. Il est évident que cette représentation fait référence à la jeune femme qui a ‘’bouter les Anglais hors de France’’, qui a permis de légitimer le règne de Charles VII par son sacre à Reims en 1429, puis qui a été brûlée vive en 1431. Par la couronne de lauriers et l’auréole circulaire ce portrait fait aussi référence à celle qui a été réhabilitée dès le milieu du XVe siècle (1456) et qui va bientôt devenir une sainte. Au-delà de notre représentation actuelle de Jeanne d’arc, il est important de prendre conscience que celle-ci est à la fin du XIXe siècle une personnalité d’actualité. En effet, depuis le milieu du XIXe siècle l’église catholique vit une période de déchristianisation relative dans un contexte de crise de foi. Ceci a poussé l’évêque d’Orléans à rechercher des symboles forts et mobilisateurs. En 1869 il réclame donc officiellement dans un panégyrique la canonisation de la ‘’Pucelle d’Orléans’’. Après de nombreuses démarches, cette demande pousse le Pape Léon VIII à réouvrir en 1894 le procès religieux, ce qui aboutira à la béatification de Jeanne d’Arc en 1909 et à sa canonisation en 1920. Par ailleurs, depuis 1870 et la capitulation de Napoléon III à Sedan devant l’armée prussienne, l’Alsace et la Lorraine sont devenues allemandes. L’image de Jeanne d’Arc ‘’Boutant les Anglais de France’’ est présentée comme un symbole populaire et laïque fort. L’inscription qui figure sur le cache pot : ‘’La bonne Lorraine’’ est également le titre d’un poème en l’honneur de Jeanne d’Arc, écrit par Théodore de Banville et publié dans le recueil ‘’Les exilés’’ paru en 1872. Dans ce poème, l’auteur, après avoir décrit les moments forts de la vie de Jeanne d’Arc écrit ceci :
« … Jeanne, à présent c’est toi, c’est la Lorraine même
Que tient dans ses deux poings l’étranger qui blasphème,
Et qui brave ta haine aux farouches éclairs.
C’est lui, le dur Teuton d’Allemagne aux yeux clairs,
Qui fauche tes épis rangés en longue ligne
Dans la plaine, et c’est lui qui vendange ta vigne.
Tes fleuves désormais ont des noms étrangers,
Un bracelet hideux pèse à tes pieds légers,
Ô guerrière intrépide et que la gloire allaite !
Une chaîne de fer serre ton bras d’athlète,
Et la morne douleur est au pays lorrain.
Mais laisse venir Dieu, le juge souverain
Que servit ton génie, et qui voit ta souffrance.
Ne désespère pas, regarde vers la France !
Tu rallumas ses yeux éteints, comme un flambeau ;
C’est toi qui la repris toute froide au tombeau
Et qui lui redonnas ton souffle : elle te nomme
Depuis ces jours anciens Libératrice, et comme
Alors tu te donnas pour elle sans faillir,
Elle n’entendra pas non plus sans tressaillir
Jusqu’en sa moelle, et sans que la pitié la prenne,
Le long sanglot qui vient des marches de Lorraine ! »
A la fin du XIXe siècle cette ferveur pour Jeanne d’Arc s’est encore amplifiée en Alsace Lorraine au point de la considérer comme une icône religieuse et républicaine. Il est donc légitime de penser que Victor Kremer a voulu par ce portrait intégrer un élément nationaliste à sa création.
Il est intéressant de noter que vers la toute fin du XIXe siècle ou au tout début du XXe siècle Victor Kremer a réalisé une plaque décorative en terre cuite avec comme sujet un buste de Jeanne d’Arc. Or ce buste n’est pas le même que celui présent sur le médaillon du cache-pot. Il est alors logique de se demander pourquoi Victor Kremer a réalisé, deux portraits différents qui font penser à Jeanne d’Arc, sur une période relativement limitée. Il est légitime de penser qu’au moins un des deux portraits comporte des particularités et donc que le portrait réalisé spécifiquement pour Pauline De Geiger est celui qui est particulier. Ceci est renforcé par le fait que la plaque décorative porte l’inscription ‘’JEHANNE D’ARC 1410 – 1431’’ qui fait nommément référence à Jeanne d’Arc alors que le cache pot porte l’inscription ‘’LA BONNE LORRAINE’’ qui fait référence à Jeanne d’Arc mais sans spécifier que c’est d’elle dont il s’agit. Lorsque l’on compare ces deux portraits, ce qui interpelle immédiatement est la beauté du visage du cache-pot alors que sur la terre cuite le visage est plus austère. Lorsque l’on analyse le médaillon du cache-pot on se rend compte que tout est structuré pour mettre en valeur le visage. La cuirasse ornée de dorure a une encolure relativement large ce qui permet de découvrir une petite partie du buste mais surtout fait entièrement apparaître le cou ce qui donne de la finesse au portrait. La couronne de lauriers, elle aussi en partie dorée, est portée très en arrière et laisse apparaître presque la totalité de la chevelure. Il apparaît à la lumière de ces éléments que la volonté de Victor Kremer a certainement été de réaliser, en utilisant la symbolique de Jeanne d’Arc, le portrait d’une femme superbe qui avait une place particulière pour lui. Immédiatement on pense à Pauline de Geiger ! Mais cette hypothèse est-elle défendable ? Il n’existe presque pas de trace répertoriée de Pauline de Geiger. Un des seuls documents connus sur lequel figure Pauline de Geiger et une photo de 1982 prise dans les jardins de la maison d’Alexandre De Geiger à Sarreguemines. Pauline y apparaît sous les traits d’une jeune fille fine aux traits fins et aux cheveux longs que l’on devine !
Le texte présent sur le cache-pot ‘’ Souvenir de Sarreguemines à Mlle Pauline de Geiger V.Kremer 1899 ’’, donne plusieurs informations directes ou indirectes sur les circonstances de la création de ce cache pot. La partie ‘’ Souvenir de Sarreguemines ‘’ annonce le départ de Sarreguemines d’au moins une des deux personnes impliquées. Victor Kremer a été contemporain de deux personnes qui ont pour nom Pauline de Geiger. La première, femme du Baron Alexandre de Geiger qui fut directeur général de la Faïencerie jusqu’en 1871, décède en 1897. La seconde, fille du Baron Paul de Geiger qui fut directeur général de la faïencerie de 1871 jusqu’à 1913, a 21 ans en 1899. Or cette même année Pauline de Geiger se marie avec Pierre Malval, (arrière-petit-fils de Joseph Fabry, l’un des fondateur de la faïencerie, et futur administrateur de la faïencerie de 1920 à 1922) qui demeurait à Châlons-sur-Marne ! La question qui surgit immédiatement est : ‘’Ce cache pot est-il le cadeau de mariage de Victor Kremer à Pauline de Geiger ? ‘’. En 1899 le mariage est régit depuis 1804 par le Code civil napoléonien dont les textes sont encore présents aujourd’hui dans le Code civil. Dans cette période d’évolution rapide et importante, certains mariages sont encore ‘’arrangés’’ par les familles des futurs époux, alors que d’autres sont le fruit de l’amour non contraint de jeunes gens de sexes opposés. Dans ce contexte, les cadeaux ont en fonction du type de mariage des fonctions différentes. Si la mariée reste au centre des cadeaux, il n’est pas rare que les familles des futurs époux se fassent des cadeaux entre elles dans une sorte d’échange de dons et de contre-dons parfois très importants qui sont une manière de sceller de manière palpable l’accord oral des deux familles. Dans d’autres cas, les cadeaux faits aux époux ont pour but de compléter leur ménage. Dans les familles aisées on offre des services en argenteries, en porcelaine, voire des objets d’art. http://www.justice.gouv.fr/. Ce magnifique cache pot pourrait donc constituer le cadeau de Victor Kremer à Pauline de Geiger. Pourtant un détail important entretien le doute : le fait que ce soit à ‘’ Mlle ‘’ Pauline de Geiger que l’on s’adresse. En effet, si la mariée peut recevoir des cadeaux à titre personnel et/ou qui lui seront personnels ils s’inscrivent toujours dans le cadre de sa futur vie en couple. Il est donc tout à fait inhabituel et pouvait même être pris comme inconvenant d’offrir un cadeau à la mariée sous son statut de ‘’demoiselle’’.
Ce cache-pot peut donc être considéré comme le cadeau de mariage de Victor Kremer à Pauline de Geiger. Le décor de chardons fait référence à la Lorraine, les armoiries de Sarreguemines rappellent cette ville ainsi que sa faïencerie alors que le portrait de Jeanne d’Arc rend compte de la situation de la Lorraine à cette époque ainsi que de la position de Victor Kremer face à l’occupation allemande.
Ce cache-pot peut également être considéré comme un cadeau de Victor Kremer à Pauline de Geiger alors qu’il sait qu’elle va partir. Les armoiries de la ville de Sarreguemines font bien entendu penser à cette ville ainsi qu’à la faïencerie et avec elle à tous les moments agréables que Pauline et Victor ont pu y passer. Comment ne pas imaginer que le magnifique portrait de cette très belle jeune fille aux traits doux et fins et à la superbe chevelure n’est pas celui de Pauline de Geiger ! Victor Kremer la compare à l’icône féminine de cette période et lui attribue ainsi les mêmes qualités humaines et de caractère. Le décor de chardons est présent comme pour faire dire à Victor Kremer : ‘’Pauline, tu me fais de la peine, je ne partage pas tes choix’’. Pauline de Geiger a donc inspiré Victor Kremer au point que celui-ci crée pour elle une œuvre d’art majeure à travers laquelle il la magnifie. Mais ce que ce cache pot ne révèle pas, c’est la nature des relations qui ont lié Pauline de Geiger et Victor Kremer.
Jérôme Dhuy